Hors les murs, point de salut?

 

L’impulsion hors les murs, si elle semble revêtir de prime abord un caractère dynamique et ouvert, ne masque-t-elle pas une vision centrée sur le lieu bibliothèque vers lequel tout et tous doivent converger ?

 

 L’universel c’est le local moins les murs - Miguel Torga

 

 

 

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Une pratique historique…

Commençons par une définition minimale : le hors-les-murs c’est tout ce qui est initié par la bibliothèque en dehors de ses murs, de ses équipements, et/ou dans d’autres murs.

La perspective historique nous montre que, des grandes heures de la lecture publique (années 1980) à aujourd'hui, le hors-les-murs en bibliothèque est passé d'un paradigme à un autre, faisant évoluer par là même sa définition :

- du tiers-réseau au hors-les-murs[1]

- des bibliothèques de rue aux bibliothèques éphémères

- du hors-les-murs comme une fin en soi à un hors-les-murs comme moyen

 

… qui répond à des objectifs multiples et contemporains

Si l’offre hors-les-murs des bibliothèques est protéiforme et peut répondre à divers objectifs, les actions entreprises constituent autant d’occasions et de moments précieux de rencontre avec les publics. En tant que mouvement vers l’autre, vers les quartiers enclavés, les adultes isolés, les enfants qui peinent à sortir de leurs environnements, le hors-les-murs est l'espace du partage et de la découverte de la médiathèque. Selon une trajectoire inverse, des publics vers les bibliothécaires, il peut aussi devenir un espace pertinent où venir sonder les besoins et les demandes de ces publics éloignés symboliquement ou géographiquement.

Il va de soi que la quasi-totalité des actions hors les murs, qu’elles se déroulent dans l’espace public extérieur ou dans différents lieux du territoire, s’effectuent en partenariat. Gardons-nous néanmoins de tirer des conclusions trop hâtives en parlant de co-construction ou de collaboration. Trop souvent, ce que l’on nomme partenariat cache en fait une réalité prosaïque composée d’actions traditionnelles (telles que les dépôts de documents ou les lectures de contes) à travers lesquelles le bibliothécaire est perçu comme un simple prestataire. Ainsi, engager une réflexion sur l’offre hors-les-murs de sa bibliothèque oblige quasi systématiquement le professionnel à réinterroger ses partenariats et les relations entretenues avec les autres acteurs du territoire.

 

Une expression à questionner

Cependant, est-il judicieux d’engager cette réflexion, de faire du hors-les-murs un sujet spécifique de la bibliothèque d’aujourd’hui ?

L’utilisation isolée du hors-les-murs en tant que concept opératoire pour penser la bibliothèque publique – son offre, ses pratiques, ses publics, ses missions, son rôle – pose question : tout se passe comme si l’on bâtissait à nouveau un de ces murs dont on souhaite sortir. Cela revient à penser la bibliothèque selon un biais dualiste : la bibliothèque est d’abord un bâtiment, une institution dans les murs qui mène, régulièrement ou non, des actions à l’extérieur. La bibliothèque n’est, par conséquent, non pas appréhendée comme un tout, une entité englobante rayonnant et agissant à l’échelle d’un territoire, mais plutôt comme une organisation centralisée dont le pôle d’orientation serait le bâtiment d’où émanerait et où ramènerait chacune des actions entreprises.

Or, bon nombre de professionnels constatent que le maillage territorial ne suffit pas, que ces murs construits pour parfaire la distribution spatiale de l’offre de lecture publique ne sont que des moyens et non une fin. Sur certains territoires au maillage jugé satisfaisant, les chiffres de fréquentation demeurent désespérément bas et des pans importants de la population à desservir ne bénéficient pas des services de la bibliothèque.

Si ces murs forment un prérequis essentiel et incontournable, c’est en tant qu’ils constituent une base solide, visible et reconnue qui permet de rendre pérennes les actions menées par les bibliothécaires. On pourrait aujourd’hui voir le lieu bibliothèque comme un espace bouillonnant d’énergies et d’actions vouées à se disperser sur le territoire. Dans cette perspective, l’organisation « bibliothèque publique » a vocation à agir et à œuvrer pour le développement local selon des modalités très diverses, dans ou hors les murs. Ce changement de paradigme peut avoir pour conséquence la réévaluation des objectifs traditionnellement attachés au hors-les-murs : actions de promotion et de communication, offre de substitution ou bien encore démarches expérimentales, ne sont donc plus uniquement construites à l’aune du lieu bibliothèque mais plutôt comprises en termes d’impact sur un territoire et des publics précis.

 

S’insérer dans d’autres murs et espaces publics

Il n’est donc pas question ici de remettre en cause le lieu bibliothèque qui se réinvente régulièrement pour répondre aux attentes des habitants à travers des collections pluralistes en prise avec les questions contemporaines, une participation accrue des usagers, des aménagements novateurs et le développement de pratiques de plus en plus diversifiées. Il s’agit plutôt de poursuivre une réflexion au sujet des publics « non fréquentants » en interrogeant la centralité du lieu et la téléologie traditionnellement associée aux actions hors-les-murs, à savoir : faire venir de nouveaux publics à la bibliothèque (et augmenter par la même occasion les statistiques de fréquentation). Il serait peut-être plus stratégique, sur certains territoires, de consolider la légitimité de la bibliothèque en embarquant la lecture publique dans des projets portés par d’autres acteurs, institutionnels ou non, et en sortant de la pure logique comptable pour davantage jouer la carte de la visibilité, du partenariat et, par conséquent, du rayonnement.

Cette vision dynamique du métier s’accorde finalement assez bien avec la notion de bibliothécaire intégré[2] : pourquoi ne pas penser et concevoir son expertise « hors les murs », embarquer le bibliothécaire dans de multiples projets du territoire non plus pour attirer d’hypothétiques publics vers un lieu mais plutôt pour apporter une plus-value à des initiatives qui font sens à l’endroit même où elles sont menées ?

Ainsi, si les bibliothécaires ont besoin de murs, de lieux qu’ils contribuent à rendre accueillants et adaptés à toute une série de médiations, ils ont également le devoir de sillonner le territoire, d’y asseoir leur légitimité en allant à la rencontre des partenaires et des publics, en rendant un service et une offre à une part élargie de la population.

 

Des compétences à repenser

Sur le plan managérial, cette conception du métier demande de conséquents efforts en matière de formations et de véritables partis pris organisationnels pour parvenir à rendre, pour le bibliothécaire, totalement naturel et intégré à sa pratique professionnelle le fait de sortir de ses murs pour participer à des actions aux côtés des partenaires et des publics. Cependant, en termes d’impacts et de potentialités (meilleure connaissance des publics, nouveaux partenariats, développement de projets, démarche participative et promotion de la lecture publique et des équipements), il n’est pas certain qu’une telle approche soit moins efficace que les actions traditionnellement menées.

 

Un réseau d’un nouveau genre

De plus, cela pourrait permettre une saisie inédite du territoire et des nouvelles formes de réseaux qui peuvent émerger. La bibliothèque publique doit aujourd'hui dépasser (sans le nier ou l’occulter) le paradigme du lieu pour se concentrer sur ses missions et les actions qu’elle mène dans et hors les murs. Celle-ci pourrait – notamment à travers la figure du bibliothécaire intégré, la création de véritables partenariats et la conduite de diverses expérimentations (Ideas Box[3], kiosque numérique[4], bookcrossing [5], bibliothèques éphémères[6]…) – contribuer à façonner un réseau d’un nouveau genre. Un réseau fondé sur une diversité d’acteurs et de lieux partenaires, et caractérisé par la multiplication des nœuds de ressources (documentaires, humaines ou matérielles) facilitant l’accès de tous à l’information et à des services. Sur le modèle des infrastructures informatiques, la bibliothèque pourrait s’engager, après la création de réseaux centralisés puis décentralisés, dans une troisième séquence aboutissant à l’élaboration de « réseaux distribués » basés sur la proximité et l’animation de communautés.

 

Ainsi, s’il doit être réexaminé, voire peut-être renommé, le hors-les-murs a néanmoins le mérite d’extraire la bibliothèque de ses tropismes traditionnels : lieu/collections/usagers, biotope numérique/médiation de contenus/communautés, en lui donnant l’occasion de (re)penser la politique en direction des publics éloignés et les partenariats sous l’angle de ce que Bertrand Calenge nommait finement sa « singularité itinérante » [7].

 

Fabrice Menneteau, le 11/10/2016

 

Réflexion menée dans le cadre d'une mission collective avec Clémence Laot, Bertille Détrie et Corinne Crisnaire

 


[7] https://www.erudit.org/revue/documentation/2011/v57/n3/1028841ar.pdf

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